La boucane Levacher
Publié le 6 Décembre 2024
En mai 2024, j'ai donné une conférence sur la boucane Levacher pour l'association Université Libre et Populaire de Fécamp. A la suite de cette conférence, l'association des Amis du Vieux Fécamp et du Pays de Caux m'ont demandé de pouvoir éditer mon texte. Le livret tiré de ma conférence est paru en septembre pour les journées européennes du patrimoine, lors desquelles j'ai pu évoquer au Musée des Pêcheries le fonctionnement d'une boucane.
Cette conférence est le fruit de plusieurs années de recherches et plus particulièrement huit mois de préparation intensive. C'est la première fois, en dehors de ce blog, que je présente à un public un pan de mon histoire familiale. J'avais d'ailleurs déjà écris un petit article très général sur la boucane (à lire ici). Je vais présenter rapidement ce qu'est une boucane et son fonctionnement, en me basant bien sûr sur celle de ma famille.
Une boucane, qu'est-ce que c'est ?
La conservation et le travail du poisson commence déjà à bord des bateaux. Au XXe siècle on trouve principalement des drifters, puis des chalutiers classiques et enfin des navires usines. Au départ, le poisson était salé puis placé dans des tonneaux. Avec l’arrivée de la congélation à bord des navires, après la Seconde Guerre mondiale, le poisson peut même être travaillé à bord de manière industrielle et mis en filet.
Une fois le poisson débarqué à quai, la part qui revient à la boucane est transféré et le travail peut commencer sur place. Pour fumer le poisson, il fallait disposer de beaucoup d'espace, de bâtiments spéciaux : les saurisseries ou boucanes (terme spécifiquement fécampois).
A Fécamp, les boucanes ont fait partie du paysage urbain pendant de très nombreuses années, dont l'élément typique est l'alignement des cheminées (parfois jusqu'à 10 ou 12). Aujourd'hui, la plupart ont été détruites. Celle que possédait ma famille est encore debout et il est toujours possible d'observer les fameuses cheminées qui sortent du toit.
Au rez-de-chaussée, on allumait un feu de bois de hêtre afin de créer un courant d'air chaud dont le but était de dessécher le hareng. Ensuite, le feu était recouvert de sciure d'orme ou de hêtre afin de dégager une épaisse fumée pour saurir le hareng. La difficulté était qu'il fallait maintenir une température stable, aux alentours de 26 ou 27°C.
Dans le bas de la maquette nous apercevons des grands bacs, qui avaient pour fonction de dessaler le poisson avant le fumage. Les harengs étaient préparés puis alignés sur des baguettes en bois, appelés "hanets". Enfant, je jouais avec certaines de ces baguettes, récupérées par mes parents. Elles faisaient des lances très crédibles ou des tuteurs pour faire le jardin.
Plus sérieusement, dans plusieurs boucanes cette technique du fumage du hareng n'a pas évolué au cours du XXe siècle, et cela malgré les normes européennes, afin de conserver un aspect traditionnel qui faisait évidemment le charme et le goût des produits. C'était un argument de vente, mis en avant sur les boîtes.
Mon arrière-grand-père, Louis Levacher, tenait à conserver un approvisionnement en poisson issu de la pêche française. Il n’a jamais voulu complétement se conformer aux nouvelles normes afin de continuer à fumer le poisson avec une technique traditionnelle.
Le saurissage, au XIXe siècle, est un métier artisanal qui nécessite, au minimum, un terrain avec cour et des bâtiments permettant de construire deux ou trois cheminées. Le terme boucane vient peut-être du boucanier, qui fumait indistinctement du poisson et de la viande. Le boucan, quant à lui, ce sont les copeaux de hêtre utilisés pour fumer le poisson.
La boucane que possédait ma famille Quai Guy de Maupassant est encore debout et il est toujours possible d'observer les fameuses cheminées qui sortent du toit. Elle a fonctionné de 1918 à 1992. Celle située derrière le Musée appartenait à Charles Prentout et a fonctionné de 1907 à 1968. Il existe aussi une boucane rue des Près, réhabilitée par l’association le Dundee Indépendant. La dernière boucane fécampoise est celle de la famille Ledun, qui a fermé ses portes en 1996.
Le fonctionnement d'une boucane
Une boucane possédait une organisation assez caractéristique, que l’on retrouve à chaque fois. La boucane Levacher était élevée sur trois étages. Au rez-de-chaussée on trouvait la saurisserie, des baquets et des cuves. Dans les étages supérieurs, on avait des magasins et une caisserie. Dans la tonnellerie, on trouvait l’ensemble du matériel nécessaire à la réparation des tonneaux. Des hangars servaient aussi de garage pour le parc automobile de l’entreprise.
Progressivement, dans les années 1960, certaines sécheries préfèrent se faire livre un poisson congelé. Le hareng est alors dit boneless, et il est livré étêté, vidé, et débarrassé de son arrête centrale.
Dans une boucane, les cheminées se trouvaient normalement au rez-de-chaussée, même si celle rue des Près les avaient au 1er étage. Le saurin, qui était l’ouvrier qui s’en occupait, allumait un feu avec des rondins de bois de hêtre afin de créer un courant d'air chaud dont le but était de dessécher le hareng.
Les boucanes possédaient de grands bacs qui avaient pour fonction de faire tremper le poisson dans une saumure ou de le dessaler avant le fumage. Les harengs étaient préparés puis alignés sur des baguettes en bois, appelés "hanets".
Dans plusieurs boucanes cette technique du fumage du hareng n'a pas évolué au cours du XXe siècle, et cela malgré les normes européennes, afin de conserver un goût traditionnel qui faisait évidemment le charme et le goût des produits. C'était un argument de vente, mis en avant sur les boîtes. Certaines sècheries choisissent cependant très tôt d’automatiser davantage le travail.
La Morue Normande, aujourd’hui le Musée des Pêcheries, n’était pas conçu pour être une saurisserie et ne possédait pas de cheminée. L'entreprise York fait donc l'acquisition d'une dizaine de fours alimentés en sciure de bois dans lesquels vont être fumés les harengs. Il s’agissait des fours Trisor conçus par M. Martin, directeur de la Conserve fécampoise, et fabriqués à Fécamp.
Les corps de métiers dans une boucane
Pour faire fonctionner une boucane, il fallait de nombreux ouvriers. En comptant les marins, lorsque les entreprises possédaient aussi un armement, elle pouvait avoir entre 100 et 200 employés, ce qui donne une idée de l’impact économique dans la ville. Fécamp a compté jusqu’à 70 boucanes et, en moyenne, entre 20 et 30 établissements, jusque dans les années 60 à 70.
Dans une boucane, comme celle que possédait ma famille, il y avait plusieurs corps de métier. Tout d’abord, en appui du directeur, il y avait les employés administratifs (secrétariat, comptabilité et logistique principalement). L’entreprise Levacher était organisée en trois ateliers : boucane, tonnellerie et sècherie de morue, auxquels on pouvait ajouter le transport, mais aussi l’armement lorsque celui-ci existait.
Les entreprises industrielles de la pêche étaient souvent familiales. Plusieurs membres de la famille Levacher ont ainsi été employés dans la boucane durant l’ensemble de son histoire. Dans les boucanes il y avait des tonneliers, des saurins, des hommes de cour, un ou plusieurs contremaîtres, des femmes au poisson (filetières et emballeuses), et encore des chauffeurs de camion.
Les saurins pouvaient s’aider de machine. Par exemple, en 1974, la boucane Levacher s’équipe d’une débiteuse de bois en rondins de hêtre et d’une machine qui transforme ces rondins en copeaux, appelés boucan. On peut observer ces machines dans le musée.
Les hommes de cour étaient des hommes à tout faire. Ils s’occupaient du déchargement du hareng livré, du salage du poisson frais, de divers travaux d’entretien, ou encore aidaient les saurins.
Concernant les tonneliers de boucane, en général, ils ne fabriquaient pas directement les tonneaux. Une anecdote l’illustre bien. Le contremaître et maître-tonnelier de la boucane Levacher, Raymond Leborgne, donnait à son équipe d’artisan le surnom de « bouche trou ». Au-delà de la blague, les tonneliers réparaient les tonneaux, et donc littéralement bouchaient les trous.
Le tonnelier utilisait des outils, que l’on retrouve exposés au musée, comme une tille, qui était un outil en forme de marteau d'un côté et de hachette de l'autre ; une chasse, un outil sur lequel frappe le tonnelier pour enfoncer les cercles de métal sur l'ouvrage ; ou encore une varlope, sorte de rabot à poignée qui se maniait à deux mains pour dresser et planer des pièces de bois.
Les femmes au poisson, emblématique dans les boucanes, et souvent plus nombreuses que les hommes, étaient plus ou moins hiérarchisée.
Souvent, une ouvrière commençait comme filetière aux harengs, puis passait au travail de la morue, ou pouvait être emballeuse, c’est-à-dire mettait en sachet des filets de harengs ou de morue.
Elles levaient les filets et désarêtaient les poissons à la main. Pour se donner du courage, elles chantaient souvent. Dans les témoignages, les ouvrières évoquent souvent l'odeur du poisson dont elles ne pouvaient se débarrasser.
Concernant la morue, rien n’était perdu dans le poisson. Les ailerons et les arrêtes servaient à faire de l’engrais. La peau à faire de la colle. N’oublions pas l’huile de foie de morue, dont une génération d’enfant garde certainement un mauvais souvenir.
La Morue Française était dotée d’une machine Baader, dont s'équiperont également les navires morutiers, qui permet de maximiser le rendement car le hareng sera étêté, vidé et ouvert en deux. Il sera ensuite fumé, en trois fois moins de temps qu'il ne faut en saurisserie traditionnelle, où ces opérations se font à la main.
Le travail des filetières se limitait alors à enlever la peau du poisson et à le couper en deux pour obtenir les filets.
Dans son livre Femmes de marins, Jackie Leterc cite le témoignage de plusieurs anciennes employées de boucane Levacher, dont Henriette Eude, qui est restée 37 ans et demi dans l'entreprise en tant que filetière aux harengs puis à la morue, payée à la pièce. L'ambiance était parfois tendue, avec des conflits fréquents, mais rarement physiques entre les ouvrières.
Il s’agissait d’un travail très difficile et, dans les années 60, plusieurs grèves sont menées dans les saurisseries. En effet, les horaires étaient très extensibles. Du personnel administratif aux hommes de cour, en passant par les femmes au poisson, il n’était pas rare que le travail commence à 4 ou 5 heures du matin, pour se terminer à des heures tardives en soirée, surtout lors du Carême.
L’évolution et le changement de postes étaient également possible et même fréquent dans les boucanes. Jean-Marc Levert, par exemple, qui a travaillé 37 ans chez Levacher après avoir été introduit par son père, marin sur le « Alain-Marie », a occupé divers postes allant d’homme à tout faire à préparateur de safates, souvent dans des conditions de travail allant de 5 ou 6 heures du matin jusqu’à 22 ou 23 heures.
Prosper Levacher a commencé dans l’entreprise familiale comme cordier, puis est devenu tonnelier-saurin. Il était donc capable de maîtriser à la fois la réparation des tonneaux, mais aussi de gérer la fumaison du hareng.