Le quotidien d'une famille au début du XXe siècle (3) : 1905, année noire pour la pêche fécampoise ?

Publié le 8 Février 2018

La série sur le quotidien d'une famille au début du XXe siècle revient avec la troisième partie. Nous commencerons par voir le contexte économique de la pêche et la situation plus particulière de ma famille. La vie familiale, avec notamment la maladie d'Arthur (âmes sensibles s'abstenir), fera l'objet d'une quatrième et dernière partie, sinon cet article-ci sera fort long.  

a) La situation du port de Fécamp.

L'année commence, le 6 février, avec l'inauguration du monument des marins, le jour de la fête de la Saint-Pierre des Marins.

Monument des Marins, dans le Petit Square de l'ancien Musée du Centre des Arts, rue Alexandre Legros (Source : Facebook, posté par La'saumure Dominnique)

Monument des Marins, dans le Petit Square de l'ancien Musée du Centre des Arts, rue Alexandre Legros (Source : Facebook, posté par La'saumure Dominnique)

Concernant la pêche, outre une chute drastique du nombre des poissons, l'année 1905 c'est aussi la perte de cinq navires. Quatre à Terre-Neuve, sans victimes, et un dundée, pour le hareng, qui fera 24 morts.

Il n'y a pas que les naufrages, il y a les lancements. Prenons l’exemple du chalutier « Augustin Le Borgne », construit en Angleterre pour la Société anonyme des Sécheries de Morues de Fécamp. Il est baptisé le 15 juin 1905, au retour de sa première campagne en mer d’Islande. Le parrain est Augustin Le Borgne en personne ! Sa carrière fut courte. En janvier 1909, avec un équipage réduit, il devait aller au Havre pour des réparations et un contrôle de routine. Mais la tempête s’était levée et l’amarre du pilote céda. Le navire finit sa course sous les falaises entre le Trou au Chien et le Cap-Fagnet. L’équipage, ainsi que les biens personnels et les papiers du bord, furent ramenés à terre. Le bateau ne put être renfloué.

Carte postale du naufrage du navire « Augustin Le Borgne » (Archives privées Levacher).

Carte postale du naufrage du navire « Augustin Le Borgne » (Archives privées Levacher).

Une carte postale, envoyée en mai 1905, représente le port, vue de la Caisse d’Épargne. Il est vide car la plupart des bateaux étaient déjà partis en mer.

Le port de Fécamp vue de la Caisse d'épargne (Source : Forum du Boutmenteux).

Le port de Fécamp vue de la Caisse d'épargne (Source : Forum du Boutmenteux).

b) La situation économique de la famille.

La situation économique de la famille se dégrade en 1905. Le 27 juin, alors que le « Para » se trouve à Terre-Neuve, il est percuté en pleine nuit, avec du brouillard, par le trois-mâts canadien « Aljuka », qui a continué sur sa lancée. Endommagé, le « Para » sera secouru par un bateau de Saint-Malo, le « Fleur de Marie ».

Le capitaine Quesnel fit un compte-rendu détaillé du naufrage. Comme le résume Léopold Soublin : « On ne trouve que rarement un rapport aussi détaillé, consciencieux, précis et au surplus bien écrit » (Cent Ans de pêche à Terre-Neuve, tome 3, p. 847-851). Cela démontre la valeur du capitaine et sa bonne gestion de l’incident, qui ne fit aucune victime.

Ce rapport permet de mieux comprendre comment les navires faisaient lorsqu’il y avait de la brume. L’homme de bossoir activait la corne toutes les 30 secondes. Les précautions prisent par le capitaine Quesnel ne suffirent pas à éviter la collision avec le « Aljuka » qui arrivait sous le vent et n’a peut-être pas entendu la corne du « Para ».

Lors de l’abordage, deux hommes, Giard et Desjardins, ont sauté à bord de l’abordeur. Ils seront bien traités par l’équipage et ils seront ramenés à Plymouth le 16 juillet.

Chronologie du naufrage du « Para » en 1905
JourHeureÉvènements
27 juinvers 23hCollision avec le « Aljuka »
28 juinvers 7h

Un doris du « Para » va à la rencontre du « Fleur de Marie »

28 juinvers 14h30Le capitaine Quesnel met le feu au « Para » afin d'éviter que le navire soit un danger pour la navigation. Il reste dans un doris avec un officier et un matelot pour surveiller l'incendie.
28 juinVers 16hArrivée sur les lieux du navire hôpital « Saint-François d'Assise » qui va porter assistance aux marins.
29 juin8h10Disparition complète du « Para ».
29 juinVers 18hL'équipage du « Para » rejoint le « Saint-François d'Assise ».

 

C’est un coup dur pour la tante Tougard. Elle va revendre le « Louise » en 1906 au Havrais Michaux pour une bouchée de pain. Il en fera un ponton. Il faut dire que ce bateau n'est pas tout jeune. En 1875, il sortait des chantiers d'Alloa en Ecosse. Acheté en 1888 par Paschal Tougard, ce navire a réalisé des bonnes campagnes de pêche dans les années 1890. Il existe même une photographie de ce bateau, postée sur Facebook par Dominique Allain. Extraordinaire !

 

Le « Louise » sortant du port (Source : Facebook, posté par Dominique Allain).

Le « Louise » sortant du port (Source : Facebook, posté par Dominique Allain).

Elle va alors céder le fonds de commerce à son neveu, Louis Pascal, dont elle a payé les frais de scolarité. Paschal Tougard lui avait aussi appris sur le tas son métier d’armateur et négociant-saleur. Louis récupère la boucane dans une période où le métier de négociant-saleur évolue, passant de l'artisanat à l'industrialisation. Pour faire face aux changements amorcés, il transfère la salaison au n°46 quai Guy de Maupassant. La boucane passe de deux à huit cheminées.

La première boucane se situait sans doute au bout du quai, non loin de la Sente Bellet. Sur une photo en couleur nous apercevons à l'arrière plan une porte rouge avec le logo de l'entreprise. 

Avant-port de Fécamp, avec à l'arrière-plan une porte rouge avec le logo de l'entreprise Levacher. Sans doute l'emplacement de la première boucane Tougard (source : Forum du Boutmenteux, non datée)

Avant-port de Fécamp, avec à l'arrière-plan une porte rouge avec le logo de l'entreprise Levacher. Sans doute l'emplacement de la première boucane Tougard (source : Forum du Boutmenteux, non datée)

A en croire Victor Banse, dans un article des Annales du Patrimoine de Fécamp (n°4, 1997), la famille possédait plusieurs propriétés rue Sous-le-Bois [Quai Guy de Maupassant à partir de 1899] : le n°46 (et suivants), qui existe toujours, qui fut la maison de vie de plusieurs membres de la famille, jusque dans les années 80 ; le n°100, qui appartenait à Paschal Tougard, au moins depuis 1890, le n°102, qui fut cédé à Victor François en 1907, ainsi que le n°116, qui servait de magasin au moins depuis les années 1930 (celui de la photo ci-dessus).

La maison au n°46 quai Guy de Maupassant. Tout à droite, l'ancienne porte de la boucane. Nous apercevons encore les cheminées (S. Levacher, 31.10.2017)

La maison au n°46 quai Guy de Maupassant. Tout à droite, l'ancienne porte de la boucane. Nous apercevons encore les cheminées (S. Levacher, 31.10.2017)

Lors du recensement de 1901 à Fécamp, la veuve Tougard est dite domiciliée au n°45. Mais les bâtiments de la salaison s'étalent sur plusieurs numéros du quai, ce qui explique sans doute le changement de celui-ci dans les recensements successifs. En 1906, il s'agit du n°47. Ses voisins sont la famille de Désiré Grivel (1853-1916), garde-magasin pour Heudes-Milon. Il vit ici avec sa femme Rachel Lacheray qui est débitante-patron, et ses deux enfants, Adrienne et Joseph. En 1901, Joseph à 15 ans et est déjà commis chez Gueydan. Cela peut expliquer sans doute comment Louis Pascal et Marguerite Grivel se sont rencontrés.

Désiré est en effet le frère de Joseph Grivel (1851-1921), père de Marguerite. Joseph est né dans la rue Sous-le-Bois et a habité quai des Pilotes. Il connaît les lieux et les habitants. Même si à cette époque il vit au Havre, il doit souvent venir voir son frère. Louis étant alors employé de commerce chez sa tante, le rapprochement en est facilité d'autant. 

Quai Guy de Maupassant, nous apercevons les rangées de tonneaux (sources : Archives Levacher, non datée).

Quai Guy de Maupassant, nous apercevons les rangées de tonneaux (sources : Archives Levacher, non datée).

Les affaires sont donc mauvaises. Une lettre d'Arthur le laisse d'ailleurs penser. La tante lui a laissé jusqu'ici la gestion d'une corderie et d'une saurisserie, ainsi que d'un bateau pour la pêche aux harengs, le « Marceau ». Mais elle semble envisager de vendre le bateau. Cela énerve évidemment Arthur qui considère qu'il gère bien ses affaires.

J'ai envoyé l'inventaire du bateau à la Tante et plusieurs adresses, afin qu'elle le vende si elle trouve. Je lui ai envoyé également les comptes et l'argent que j'avais dépensé du 31 mars 1904 au 31 mars 1905, tant pour le bateau que pour les cordiers, ramendeuses, saurisserie, intérieur, équipage, armement, etc. (elle aura pu voir que je ne dépense pas l'argent exprès).

Lettre du 3 avril 1905 (Archives privées Levacher)

Dans la même lettre, il envisage même de se mettre à son compte à Boulogne, où il a en vu un atelier de 10 cheminées et 16 bacs à saler, situé 4 rue d'Alger. Mais Arthur est sans doute déconnecté de la réalité. Il est même endetté et sous le coup d'une saisie par un huissier.

Si je n'ai pas été saisi hier ce n'est pas par la grâce de la Tante, sans me prévenir, sans rien elle défend à Lerebourg de me donner aucun argent et elle savait que j'avais 3 276 francs à payer.

Lette du 2 mai 1905 (Archives privées Levacher)

Dès le 5 mai, une nouvelle lettre d'Arthur apprends que le « Marceau » va bien être vendu. Les affaires d'Arthur sont déficitaires à Saint-Valery-en-Caux et la tante Tougard étant prudente, elle cherche à limiter la casse sans tenir compte de ses neveux. Arthur en éprouve une grande honte.

Non jamais je ne consentirais à pareil honte j'aimerais mieux payer personne et brûler le tout (Il faut être dépourvu de tout bon sens pour vous soumettre de pareilles conditions).

Lettre du 9 mai 1905 (Archives privées Levacher)

Le risque de liquidation judiciaire est élevé et la tante communique avec lui par le biais d'un agent d'affaire. Malgré toutes ses réserves, et même si elle manque aussi d'argent, elle accepte d'aider Arthur en lui faisant parvenir la somme de 1 000 francs (soit environ 3 850€ de 2017, en tenant compte de l'érosion monétaire due à l'inflation). Elle exige, via son agent, monsieur Moulin, que son neveu justifie des paiements effectués avec cette somme. Une telle prudence ne visant pas à humilier Arthur - comme celui-ci en est persuadé - mais à s'assurer que l'argent soit bien utilisé pour des dépenses utiles et urgentes.

En réponse, Arthur fait à M. Moulin la liste des dépenses qu'il a encore à régler :

  •  260 francs à Soublin (environ 1 000€).
  • 1418 francs 40 de traites (environ 5 470€).
  • 100 francs à Vimont (environ 385€).
  • 500 francs pour la réparation de la chaudière (environ 1 930€).
  • Les salaires des employés et de son frère Prosper.

Il éprouve de la honte à devoir dépendre de sa famille ou d'une tierce personne pour régler ses factures.

Je veux bien autoriser la vente et envoyer les factures acquittées, quand elles le seront, mais m'humilier jusqu'au point que ma Tante, ou une tierce personne vienne régler mes factures (c'est trop de honte), Monsieur Moulin a trop de bon sens pour ne pas le comprendre.

Je m'engage à verser, ou a abandonner ce qui restera à ma Tante ou à M. Moulin pour qu'il le dépose à la banque, mais autrement rien de fait.

Lettre du 9 mai 1905 (Archives privées Levacher)

Il semble donc qu'Arthur ne se résigne pas à la liquidation. De plus, c'est son frère Jules qui reprendrait la corderie. Cela montre que la tante n'a plus confiance dans la gestion d'Arthur.

Le 2 juin, Jules écris à Louis qu'il va payer le bail de 350 francs (environ 1 350€) pour récupérer la corderie, estimant que cette somme est plus élevé que prévu (il sous-entends des arrangements entre Arthur et les notaires).

Le 28 juin, Jules demande à son frère s'il peut l'aider à vendre de vieux cordages. Je ne savais même pas qu'il était possible de vendre du cordage d'occasion ! Détail intéressant, dans les exemples qu'il joint à sa lettre, il donne une adresse : 38 rue de Dieppe. Or, la plupart des actes d'état-civil concernant les Levacher sont localisés dans cette rue.

Maison actuelle au 38 rue de Dieppe à Saint-Valery-en-Caux (Source : Google Map).

Maison actuelle au 38 rue de Dieppe à Saint-Valery-en-Caux (Source : Google Map).

Mais les affaires de Jules ne fonctionnent pas mieux que lors qu'Arthur était aux manettes. De plus, la tante Tougard semble lui avoir coupé les vivres.

(...) comme tu dois le savoir, la Tante ne veut plus du tout m'avancer de marchandise, n'y de galette, disant que je suis assez vieux pour faire marcher ma corderie (...)

Lettre du 10 août 1905 (Archives privées Levacher)

En fait, je pense que la tante Tougard cherche à vendre la corderie de Saint-Valery-en-Caux, qui n'est plus rentable, et a donc décidé de couper les vivres afin d'accélérer l'inévitable faillite. Et effectivement, malgré ses efforts, Jules n'obtiendra rien d'elle.

Comme je te l'avais dis, la Tante ne veut rien savoir. J'ai resté une heure et demi avec elle à l'implorer, il n'y a pas eu moyen de la faire revenir sur sa décision (...)

Lettre du 7 octobre 1905 (Archives privées Levacher)

La tante Tougard va concentrer son activité à Fécamp, port en plein essor, malgré des hauts et des bas. Le 30 juillet 1907, elle acquiert le lot n°20 issu de la succession de Martin Paul Alexandre Duval, dit Jean Lorrain, homme de lettres, décédé à Paris en juin 1906. Il s'agit d'une corderie située route du Phare, achetée pour la somme de 13 000 F (soit environ 50 150 € de 2017). En octobre de la même année, elle achète le lot 21, un labour, pour la somme de 3 850 F (soit environ 14 850 € de 2017). Des investissements tout de même conséquents, ce qui démontre la volonté de la tante Tougard de délaisser Saint-Valery-en-Caux, quitte à se débarrasser des immeubles et navires à prix cassés, afin de concentrer ses efforts financiers sur Fécamp et la boucane du 100, quai Guy de Maupassant. Par la suite, ses choix s'avèreront judicieux.

Le géomètre de la ville, Nordet, a dressé un plan des terrains de la Côte de la Vierge vendus dans le cadre de la succession Duval. Ce plan se trouve aux archives municipales.

 

Plan des lots Côte de la Vierge à Fécamp, dressé par NORDET, gémomètre de la ville (Source : Archives municipales de Fécamp).

Plan des lots Côte de la Vierge à Fécamp, dressé par NORDET, gémomètre de la ville (Source : Archives municipales de Fécamp).

Certaines de ses acquisitions sont visibles sur un projet de fixation de la largeur de la Voie de grande communication n°79 à 8 m. Il s'agit de celle qui traverse la Côte de la Vierge. C'est l'actuelle route du Phare à Fécamp, celle que nous voyons sur le plan de Nordet.

Extrait du plan de fixation de la largeur de la Voie de grande communication n°79 (Source : Série 1.O.4, Archives municipales de Fécamp)

Extrait du plan de fixation de la largeur de la Voie de grande communication n°79 (Source : Série 1.O.4, Archives municipales de Fécamp)

En bas du plan, à droite du sentier communal n°4, il y a trois maisons, dont je pense qu'elles existent toujours aujourd'hui. C'est le quartier dans lequel j'ai grandi. Je ne sais pas si les murs sont les mêmes, mais l'emplacement semble le confirmer. La maison la plus à droite est dite appartenir à la veuve Tougard. Or, je sais que Prosper Levacher (1879-1962), frère de mon aïeul Louis, mais aussi de Jules, Arthur et Louise, a habité dans cette maison, qu'il a peut-être héritée de la tante Tougard en 1914. Par la suite, c'est son fils Pierre (1913-2007), dit Pierrot, qui y demeurât presque toute sa vie. Je l'ai connu lorsque j'étais enfant. Lorsque je revenais de l'école, il n'était pas rare que Thérèse, son épouse, nous proposa des bonbons ou des biscuits.

Les maisons Route du Phare à Fécamp, celles situées à droite du chemin communal n°4, aujourd'hui Sente du Val Criquet. La plus à gauche est mentionnée comme appartenant à la veuve Tougard en 1911 (Source : Google Map)

Les maisons Route du Phare à Fécamp, celles situées à droite du chemin communal n°4, aujourd'hui Sente du Val Criquet. La plus à gauche est mentionnée comme appartenant à la veuve Tougard en 1911 (Source : Google Map)

Concernant la partie sur l'histoire familiale à proprement dite, et notamment la maladie d'Arthur, je la réserve pour un dernier article. En effet, j'ai peur qu'il soit un peu long sinon. De plus, je dois prochainement me rendre aux Archives départementales et ma priorité concerne Saint-Valery-en-Caux, notamment les recensements et les archives du Tribunal de Commerce. J'en saurais peut-être plus à ce moment-là.

Rédigé par Simon Levacher

Publié dans #côté paternel, #histoire régionale, #méthodologie

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