Le quotidien d'une famille au début du XXe siècle (2) : l'année 1904.
Publié le 26 Novembre 2017
Voici le deuxième volet de ma série sur le quotidien d'une famille au début du XXe siècle. Une période que les historiens appellent la Belle époque. C'est la naissance de la IIIe République, avec l'apparition de difficultés économiques à quelques années de la Grande Guerre. Je trouve donc intéressant de vous présenter cette Belle époque au travers du quotidien de la famille Levacher, durant deux années (1904 et 1905). Bien sûr, je vais extrapoler un peu, afin de vous permettre de comprendre le contexte familial, mais aussi local. Mon but n'est pas d'entrer dans le détail des histoires de famille, même si certaines allusions dans les lettres en disent long sur la société de la fin du XIXe siècle et du début du XXe.
Introduction
Pour chacune des parties de cet article, je tiens à m'appuyer sur les lettres, ne serait-ce qu'une allusion. Je vais commencer par aborder le contexte local, celui des ports de Fécamp et de Saint-Valery-en-Caux. J'aborderais ensuite la famille et les relations entre les personnages, par le biais d'une tentative d'essai psycho-généalogique. N'étant pas un spécialiste, je peux me tromper dans mon analyse.
Avant même de parler de la famille, je tenais à vous présenter ici deux arbres généalogiques. Le premier concerne les enfants de Clément Modeste Levacher (1805-1860) et Mélanie Désirée Lefebvre (1810-1884), qui amorcent l'installation à Saint-Valery-en-Caux. Jusqu'à lors, la famille habitait principalement Criquebeuf-en-Caux, sur les hauteurs d'Yport (qui n'était alors qu'un hameau, avant de devenir une commune en 1843). La dernière fille de Clément et Mélanie, Louise Berthe (1850-1914), épousera Paschal Tougard. Elle joue un rôle important dans la famille et est au cœur de la correspondance à de nombreuses reprises. Elle est surnommée la "tante Tougard" ou la "veuve Tougard" (expression avec laquelle elle signe ses lettres).
Le second arbre concerne les descendants de Pierre Levacher (1830-1899) et de Rosalie Fontaine (1841-1904). Nous pouvons voir que la famille s'agrandit avant la Première Guerre mondiale. Avant le XXe siècle, période de la correspondance, Pierre et Rosalie ont une petite-fille, Albertine, née en 1893. Par la suite, naîtra Jules, en 1903, mais il meurt presque aussitôt. Il faudra ensuite attendre 1909, avec la naissance d'Henriette Levacher, pour que la nouvelle génération s'étoffe un peu. Viennent alors Louis Levacher, en 1911, mon arrière-grand-père, et Pierre, en 1913. Cette même année 1913 naîtra Marie-Louise Dehillotte, fille d'Albertine. La tante Tougard, décédée en 1914, a peut-être eu la chance de la connaître, dans la mesure où elle était proche d'Albertine, qu'elle a élevée en partie.
I. Les activités liées à la pêche.
La vie économique de la famille tourne autour de la pêche. Après la mort de Pierre Levacher, en 1899, ses enfants ont été soumis à l'influence de leur tante, veuve depuis peu, Louise Berthe. Cette dernière a continué l'activité d'armement et de saurissage de son époux. La boucane était alors installée à Fécamp, Quai Guy de Maupassant (anciennement rue Sous-le-Bois). J'en possède une photographie, présente dans l'histoire de l'entreprise écrite par Ferdinand Cardon. La personne juste derrière le chien est Louise Berthe Levacher. La seule photographie d'elle que je possède.
Boucane Tougard en 1900, quai Guy de Maupassant (anciennement rue Sous-le-Bois) (source : archives privées)
La famille migre peu à peu ses activités à Fécamp, tout en conservant des attaches à Saint-Valery-en-Caux, notamment avec une corderie, gérée par Arthur. Elle semble aussi avoir des contacts à Dieppe. Elle a en outre des représentants de commerce dans différentes villes. Cela transparaît dans une lettre d'Arthur à son frère.
(Merrienne, Lhommet, Pigny, Malandain, Joly, sont expulsés (d'après Chevalier)
Cela ne m'empêche pas d'avoir de nouveaux représentants sur Blois et Chartes.
La pêche est mauvaise au tournant du siècle, du fait de la migration des bancs de poissons, notamment de harengs. Concernant cette pêche, il y en avait au moins trois. La pêche dite d’Écosse, en été, puis celle de Yarmouth en octobre, et enfin celle de novembre à janvier, en Manche, principalement au large d'Antifer. Pour les marins, c'était une activité dangereuse, mais aussi pour les armateurs. Pierre Modeste Levacher a perdu ses bateaux lors de la pêche à la morue, en mer d'Islande. Il avait trois navires, Liberté, Égalité et Fraternité. Ces noms démontrent en plus le caractère républicain de Pierre Modeste, dont la tradition familiale dit qu'il était radical-socialiste. C'était aussi le président de la Caisse de secours des marins de Saint-Valery-en-Caux. Dès lors, l'indemnisation des familles va achever de le ruiner. C'est la raison pour laquelle il va confier vers 1895 son fils aîné, Louis, à sa sœur Louise.
Au début, les affaires de Louise et son époux Paschal Tougard sont bonnes. Ils possèdent deux navires, Le Kléber et Le Louise. En 1890, ils achètent un trois-mâts, Le Père Jumée. Aux dates de la correspondance, Le Kléber a été vendu. C'était un petit bateau, rapide, de 60 tx de jauge. Il existe un tableau du bateau par Grandin, dont une photographie a été publiée dans la revue Chasse-Marée.
Pour la famille, la construction navale est une activité connue. Elle va s'allier avec la famille Capon. Lorsque Louis Pascal Levacher épouse Marguerite Grivel, en 1904, cette dernière à une sœur, Marthe, récemment mariée avec Adolphe Capon, charpentier de navire puis constructeur (dont j'ai une lettre de 1902). Une famille qui possède des constructeurs reconnus de tous. Les chantiers Brument et Capon sont créés par Dominique Capon, puis gérés par Émile (1895), Albert (1905), et enfin la veuve Capon et ses fils (1910). En 1918, l'entreprise s’appelle « Les chantiers maritime de Paimpol et Fécamp ». Les chantiers fécampois sont réputés pour les finitions apportées sur les bateaux. Le frère de Marguerite, Florimond, était ouvrier-charpentier au moment du mariage de sa sœur. Il devint constructeur breveté en 1911. Il travaillera par la suite pour son beau-frère. La dernière sœur de Marguerite, Marie-Louise, épousera Ferdinand Edmond Cardon, dont le fils, Ferdinand Joseph Cardon, travailla pour Louis Levacher et écrira l'histoire de l'entreprise (sur laquelle je m'appuie en partie car c'est un précieux témoignage). Nous reviendrons peu après sur la famille Grivel.
Après la perte de ses bateaux, Pierre Modeste possède encore une corderie à Saint-Valery-en-Caux. Sans connaître exactement les revenus de la famille, j'imagine qu'ils sont conséquent pour l'époque. Le moins favorisés des fils de Pierre Modeste avait des revenus deux fois supérieurs à ceux d'un ouvrier de base. Si les neveux et nièces jouissent d'une partie de l’attractivité économique familiale, ils sont encadrés par la tante Tougard qui semble avoir une ascendance sur eux, ainsi que sur le personnel. Elle mène grand train, selon eux, partage trop avec les ouvriers. Bref, elle ne partage pas assez avec la famille. Toutefois, nous verrons dans la partie liée à la vie privée de la famille, que certaines pratiques leurs sont reprochées.
Ainsi, dans une lettre du 5 février 1904, Jules se plaint à son frère de devoir travailler 4 mois à la corderie, « comme un sauvage », pour payer sa maison. Du 3 mai 1902 au 20 janvier 1904, il a touché 1806 f. 25 pour vivre 22 mois (soit 82 f. 10 par mois). Il dit avoir dépenser - en plus - 555 f. 35 en dépenses courantes. Il se plaint qu’il ne pourra pas payer sa maison à Pâques (sans doute l’échéance). Je ne sais pas dans quelle mesure il exagère, car ces sommes paraissent faible. Il est toutefois certains que les enfants de Pierre Modeste n'ont pas tous eu une vie bourgeoise et qu'ils ont dû travailler pour vivre, ce qui explique sans doute une frustration, qu'il reporte sur leur tante qui, elle, affiche un train de vie élevé.
De plus, il semble qu'elle se considère comme chef d'entreprise et ne fait pas de différence entre les biens de ses neveux et les siens. Dans une lettre du 30 août 1904, Arthur se plaint d'avoir vu ses réserves personnelles d'eau-de-vie et de thé vidées du fait de la tante.
J'avais 10 litres d'eau-de-vie que je réservais quand il y avait du monde. Ma tante s'est montrée généreuse envers les ouvriers maçons et ce sont eux qui ont vidé la sacré cave. Je n'avais que cela heureusement. J'avais une livre de thé anglais on me l'a soulagée.
Dans la même lettre, il se plaint aussi de la petite taille des harengs et donc de leur mauvaise qualité.
Les harengs sont tout petits, il y a eu quelques tonnes de moyens, le tout est à faire du blanc (peut-être un quart à sauver).
Dans une autre lettre, il évoque l'absence des harengs.
Les harengs ne sont pas pressés de venir, car avec un temps superbe comme il existe depuis quelques jours, j'aurais cru qu'ils auraient fait leur apparition.
Non seulement le hareng se raréfie, mais aussi les morues, dont la taille diminue. Ces mauvaises campagnes de pêche ont commencé en 1899. L'armement Tougard possède alors trois navires, Le Louise, Le Père Jumée et Le Para. Pourtant, en 1900, Le Para annonce 205 tonnes de morues et Le Louise 200. Seul Le Père Jumée, plus petit, annonce 140 tonnes. En comparaison des autres armements, c'est un bon résultat. C'est l'apogée de la pêche et le port ne connaîtra jamais plus autant de navire que durant les années 1901 à 1905. Paradoxalement, cet essor qui voit se multiplier les petits armements va entraîner des faillites. S'ajoute à cette conjoncture, la malchance des capitaines. En 1901, la campagne est très mauvaise pour l'armement Tougard. Le Para déclare 200 tonnes, Le Louise 190 et Le Père Jumée 170. En comparaison, certains navires déclarent plus de 250 tonnes, voire même, pour deux d'entre eux, plus de 350 (mais sans doute est-ce du petit poisson, pense Léopold Soublin, dans Cent ans de pêche à Terre-Neuve, tome III, p. 787). En 1902, Le Para annonce 240 tonnes, Le Louise 210 et Le Père Jumée 170. En 1904, Le Para tombe à 120 tonnes et Le Louise à 90. C'est dire le déficit de poisson. Les meilleurs capitaines ne ramènent pas plus de 200 tonnes. Seul le Jacques Cœur, de l'armement Pierre Le Borgne, annonce 210 tonnes.
Dès lors, au moment où la famille achève l'année 1904, la situation économique n'est pas des plus favorables. Le maintien du train de vie semble être le fait de la prudence et du pragmatisme de la tante Tougard, ainsi que le maintien des activités annexes que sont la pêche aux harengs, le saurissage et la corderie. Une famille nombreuse (quatre frères et une sœur encore vivants en 1904) n'est pas pour aider au maintien d'une entente fraternelle en des temps de crise économique (relative cependant) pour la famille.
2. La famille : essai d'analyse psycho-généalogique.
Pour bien situer le contexte familial, je vais être obligé de tenter d'utiliser un peu la psychogénéalogie. Cette discipline montre que pour commencer à comprendre les rituels familiaux, les loyautés invisibles et autres secrets de famille, il faut remonter aux arrière-grands-parents. Je ne le ferais pas ici, car sinon cet article pourrait prendre des proportions bien plus imposantes qu'actuellement. Je vais toutefois tenter de comprendre les relations familiales.
Dans le cas de l'analyse de cette correspondance, qui prendre en référence ? La tante Tougard ou ses neveux et nièces ? Je prendrais mon aïeul, Louis Levacher (1877-1949), car c'est celui qui reçoit les lettres. Dès lors, cela créé une sorte de biais psychologique. Ses correspondants, principalement ses frères Arthur et Jules, écrivent en fonction de l'image qu'il se font de leur frère et de l'importance qu'il a au sein du clan familial. Avant de remonter dans les générations, je vais déjà essayer de démêler, sans être du tout un spécialiste, les relations qui peuvent exister au sein de cette famille.
En effet, Louis est celui que la tante Tougard a pris sous on aile après la faillite de Pierre Modeste. Or, Louis n'est pas l'aîné. C'est Clémentine, qui est décédée en 1898. En fait, le premier fils, Georges, décédé la même année, semble être considéré comme le vrai aîné. Dès lors, lorsque les deux premiers de la fratrie sont morts, le rôle d'aîné incombe à Arthur, né en 1868, qui est saleur de poissons en 1888, au moment de son service militaire. Tout au long de la correspondance, et toujours en 1905 (que nous verrons dans le troisième article), la faute (nous ne savons pas laquelle) retombe sur la tante Tougard, et sur son entourage. Dès lors, il transparaît qu'elle serait mal entouré et que ses proches la monterait contre ses neveux et nièces. Mais cela entre en contradiction avec le fait qu'Arthur affirme avoir des contacts et être au courant des manigances de sa tante avant qu'elle ne lui annonce directement. Prenons des exemples.
Jules semble être en souffrance. Nous avons vu qu'il se plaint de devoir travailler, estimant implicitement que la tante aurait de quoi lui venir en aide (ce qui est une image tronquée de la réalité au vu de la conjoncture économique). Il est né en 1870 et, a 34 ans, commence à se sentir déjà vieux. Je pense qu'il souffre d'un inconscient familial qui veut d'être déjà marié et d'avoir une situation stable. Or, en 1903, il a perdu sa femme et son fils. Un mariage d'amour, sans contrat de mariage, ce qu'il regrettera par la suite, sa belle-famille ayant une condition financière meilleure que la sienne. En 1904, il fréquente alors une fille de cultivateurs, Marie Blanquet. La tante semble ne pas l'approuver.
Je viens te demander si tu voudrais venir m'accompagner pour demander une jeune fille en mariage.
La tante, ne voulant pas venir, je ne sais si elle a quelque chose contre moi, où s'il y a quelqu'un qui lui a menti au sujet de rien, enfin j'en suis le plus malheureux.
Au final, Jules épouse Marguerite Blanquet. Il semble donc que, malgré les conflits d'ego, la fratrie reste un minimum soudée lors des moments heureux ou malheureux.
Il y a aussi des éléments que j'ignorais avant de débuter mes recherches. Par exemple, que Louise Berthe et son époux, Paschal Tougard, ont la même grand-mère, Rose Clotilde Guéroult (1782-1856).
Il y a donc une consanguinité, ce qui expliquerait qu'ils n'ont pas eu d'enfants. Cela tendrait à penser qu'il s'agit d'un mariage d'amour et irait en contradiction avec l'image d'une tante Tougard cherchant à marier ses neveux selon ce qu'elle considère comme étant le mieux. Et pourtant, alors que Louis souhaite se marier, elle trouve que cela est trop tôt, mais amène un autre argument.
Je trouvais que l'une ou l'autre de ces filles dans ces conditions là, puisqu'elles n'ont point de dot, ni l'une ni l'autre, la 1ere aurait pu à l'occasion te seconder dans ton commerce.
La tante lui reproche son ingratitude, affirmant que c'est elle qui l'a élevé. Louis est ce qu'Anne Ancelin Schützenberg appelle un aîné fabriqué, celui a qui l'on paie les études et que l'on forme pour reprendre les affaires familiales. Cela entraîne des sacrifices pour les autres. Par exemple, dans notre cas, le cadet, Prosper Modeste, a du s'engager volontaire dans l'armée pour exempter ses frères de service militaire. Cela va entraîner ce que la même auteure nomme des dettes. Louis Pascal, et plus tard son fils, Louis Joseph, garderont à leur service Prosper, malgré son caractère inconstant du fait du traumatisme de la Première Guerre mondiale (durant laquelle il fut gazé). Ce sont des loyautés invisibles, qui parfois pèsent.
La tante Tougard est dans un schéma psychologique très culpabilisant pour ses neveux et nièces. Elle remet le passé familial sur la table, rouvrant des blessures récentes.
Si seulement ton pauvre Oncle et ton père étaient encore là ils te donneraient aussi eux de bons conseils (...) Oh oui, s'ils étaient là ils n'auraient pas permis que tu me manques de respect comme tu l'as fais.
Finalement, elle met en avant une conduite morale à avoir. Elle sous-entend que le choix d'une épouse doit être raisonnée, comme en affaire. Il en faut une qui soit capable de seconder l'homme dans son entreprise, qui connaisse les bases de la comptabilité afin de tenir une bonne maison. C'est l'image de la femme laborieuse, certes, mais de la femme au foyer qui doit être capable de reprendre les affaires du mari à son décès et de gérer sa famille, notamment financièrement, afin d'éviter les excès. Plus loin, dans la lettre, elle affirme l'écrire en pleurant, bien qu'elle appuiera son mariage sans pour autant s'y rendre. La part d'exagération, avec une seule lettre, n'est pas possible à démontrer. En tout cas, elle exprime clairement une souffrance, celle du manque de reconnaissance pour ce qu'elle a fait. Le terme d'ingratitude n'est pas anodin. Ses neveux et nièces seraient bon qu'à en faire à leur tête et venir réclamer de l'argent quand ils en manquent.
Cela en dit long sur l'ambiance au sein de la famille à cette époque. Il y a pourtant des contradictions. Car Arthur, quelques jours plus tôt affirme ceci :
Je suis très heureux que tu sois en bons termes avec notre tante, il y va je crois de ton intérêt (...) enfin c'est au plus jeune de céder, malgré qu'il y ait des cas révoltants.
Curieux, n'est-ce pas ? La situation est donc plus complexe. Les neveux essaient de s'accommoder du caractère de la tante et lui tiennent tête quant ils le jugent nécessaire. Cependant, elle reste leur référence familiale, bien plus que leur propre mère (dont je n'ai pas de lettres), Rosalie Fontaine, qui va décéder en 1904. La seule mention que j'en ai, se trouve dans une lettre de Jules, celle où il demande un appui pour sa demande en mariage.
Je viens de demander à la mère si elle voudrait venir avec nous, elle ma dit oui si elle était à son aise comme aujourd'hui.
Je suis conscient que le peu de lettres à disposition ne signifie pas qu'ils ne correspondaient pas avec leur mère. Notamment, comme ils habitent proche les uns des autres, ils se voient régulièrement, et sans doute ont ils moins besoin de s'écrire.
Un autre cas est celui de la petite sœur, Louise, née en 1883, et qui a perdu sa jumelle, Blondine, 5 mois après leur naissance. Elle aussi semble souffrir. Elle se confie à son frère, qui apparaît, au fur et à mesure de la correspondance, un peu comme le psychologue de la famille. Elle reproche à la tante de la monter contre ses frères. Est-ce de la jalousie ? En tout cas, elle énonce souvent le sentiment d'être négligée et d'avoir honte de se présenter ainsi habillée. Elle résume bien le vide affectif qui l'entoure.
Mes affaires sont prêtent à partir car je mène déjà une existence malheureuse de ne plus avoir n'y père ni mère et encore supporter tous les caractères.
La lettre est écrite sous le coup de l'émotion. Elle a entendu des propos de la bouche de la tante, celle-ci critiquant notamment la future épouse de Louis, Marguerite Grivel. Louise vit d'ailleurs avec sa tante depuis quelques temps déjà et non pas avec sa mère. Elle est déclarée au recensement de 1901, à Fécamp. Elles vivent en plus avec Albertine (7 ans), fille de feue Clémentine et de Léon Martot, receveur colonial alors en mission au Sénégal. Louise est donc jeune. Elle a perdu son père à l'âge de 16 ans et viens de perdre sa mère à celui de 21. Cette dernière perte a du créer un réel vide affectif. Elle semble chercher à le compenser en attirant l'attention sur elle, se plaignant d'être négligée, menaçant de partir pour de bon (ce qu'elle ne fera qu'une fois mariée, même si je ne sais pas la date).
En septembre, lors du mariage religieux de Louis et Marguerite, la tante s'y rends finalement, avec toute la petite famille. Par contre, elle ne se rendra pas au mariage civil, qui a lieu au Havre, le 4 octobre. Je possède des photos de famille dans les années 1930, sur lesquelles apparaissent certains membre de la famille, notamment la mère de Marguerite, Marguerite Galissard. Mais j'en mettrais une ici de Louis et Marguerite chez eux.
Dès lors, je n'entrerai pas plus dans les détails, mais vous aurez compris que comprendre la réalité des relations sociales entre les membres d'une même famille est très difficile, même en disposant d'une correspondance. De plus, comme mon aïeul est celui qui reçoit les lettres, ce qu'il pense n'apparaît pas. Il est seulement le réceptacle des conflits entre ses frères et sa sœur et avec la tante Tougard. Arthur est le plus véhément. Il surnomme la tante « la bourgeoise » et Louise « la vorace ». Louise le trouve violent et il passe pour être un ivrogne. Dans ce cas, elle compte sur la tante pour y mettre bon ordre, ce qui prouve aussi la complexité du lien. C'est la personne vers qui elle cherche cette sécurité de base dont parle Anne Ancelin Schützenberg.
J'ai disputer avec Arthur à midi et tu sais sa a chauffès mais je t'assure que j'ai écrit à ma tante pour ne pas ignorer ce Arthur est capable de me dire (...)
Nous reviendrons sur Arthur dans la troisième partie, sur l'année 1905, car ce sera celle de sa maladie et de son décès. Ce sera également le mariage de Prosper.
A bientôt pour la suite...