Histoire de la fermière normande Manda Lamétrie

Publié le 8 Mai 2017

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Sommaire

Introduction

1. Alfred Roll, peintre officiel de la IIIe république.

2. Sainte-Marguerite-sur-Mer, petit village rural et côtier.

3. Berthe Amanda Lamétrie, dite Manda.

Conclusion

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Introduction

En réalisant des recherches sur le site internet L'histoire par l'image (voir ici), pour tout autre chose que la généalogie, je suis tombé sur un tableau d'Alfred ROLL (1846-1919) intitulé Manda Lamétrie, fermière (1887). Son portrait est exposé au Salon des artistes français dès 1888 et fut un succès. L'Etat achète d'ailleurs l'oeuvre pour le Musée du Luxembourg. La peinture se trouve aujourd'hui au Musée d'Orsay.
 

Manda LAMETRIE par Alfred ROLL (1887)

( © Photo RMN-Grand Palais - G.Blot / H. Lewandowski )

La scène du tableau se passe à Sainte-Marguerite-sur-Mer, près de Varengeville, en Seine-Maritime, non loin du Castel d'Ailly, un manoir détruit par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Le peintre y résidait l'été.

Carte de l'emplacement de Sainte-Marguerite-sur-Mer (Google Map, 25.04.2017)

Roll est un naturaliste, dans la lignée d'un Emile Zola pour la littérature. Il réalise ici le portrait d'une inconnue de l'histoire : Amanda Lamétrie, dite Manda. Le naturalisme est souvent considéré comme l'héritier de l'impressionnisme. L'objectif de ce courant est de présenter des destins de petites gens dans leur vie quotidienne. Il est peu étonnant que ce tableau soit devenu un symbole de ce courant, même si je pense qu'il est un peu oublié du grand public aujourd'hui (comme c'était mon cas avant de le trouver par hasard). 

Le contexte présenté par Dominique Lobstein sur le site de L'Histoire par l'image est toutefois succins, mais donne quelques indices pour vouloir en savoir un peu plus sur cette jeune femme. A ce moment là je sais qu'elle est née en 1867 à Sainte-Marguerite-sur-Mer. Lobstein ajoute des éléments sur la situation de Manda au moment de la peinture.

Elevant un cheval et trois vaches, vivant de la pêche aux crevettes sur le littoral et de la surveillance des résidences secondaires, elle demeura célibataire et vécut jusqu’à la fin de ses jours au centre de ce petit village.

Histoire par l'image

Il y a, derrière ce tableau, un message politique. Avant d'aborder l'histoire de Manda Lamétrie à proprement dite, je crois donc nécessaire de faire un petit point rapide sur le peintre et son engagement, afin de bien le situer dans cette France des années 1880.

1. Alfred Roll, peintre officiel de la IIIe république

Autoportrait par Alfred Roll (vers 1875), Musée des Beaux-Arts de Bordeaux

Alfred Roll (1846-1919) est un républicain, défenseur du droit des ouvriers. Il est aussi convaincu de l'importance des masses rurales au sein de la jeune république. Pour cet engagement politique, il est souvent considéré comme le peintre officiel de la IIIe république. La toile qui lui confère sans doute ce titre s'intitule La grève des mineurs (1880). Camille Baillargeon précise l'intention du peintre :

Roll choisit de rendre de la grève une vision tragique où l’action ouvrière, née de la situation de misère qui afflige les mineurs, est en définitive incapable de modifier l’ordre des choses, sinon que d’accentuer la détresse préexistante. L’atmosphère a comme un avant-goût de défaite. Le mécontentement est introverti, l’espoir, inexistant.

Les Analyses de l’IHOES

Histoire de la fermière normande Manda Lamétrie

Ici, il s'agit d'une vision assez pessimiste de l'action ouvrière, comme si les demandes de justice sociale étaient vaines face aux puissants. Quelque part, il apparaît que son portrait de Manda Lamétrie est une sorte de manifeste politique, autant que pictural. En effet, Roll fonde tous ses espoirs dans cette République qu'il représente triomphante dans deux tableaux. Le premier représente le 14 juillet 1880, peint dans un contexte de victoire électorale décisive des républicains en 1879 (année ou démissionne le Président Mac-Mahon). C'est l'arrivée au pouvoir du républicain Jules Grévy.

Le 14 juillet 1880 par Alfred Roll (1880)

(© Photo RMN-Grand Palais - Bulloz)

En 1889, il réalise une seconde toile sur la célébration du centenaire de la Révolution française de 1789. Il affiche là son adhésion aux valeurs universelles qu'elle véhicule. Il situe la scène de son tableau le 5 mai 1889, date d'ouverture de la fameuse Exposition universelle. C'est l'apparition de la Tour Eiffel dans le paysage parisien. Cette année 1889 est aussi, et c'est moins glorieux pour la République, la mise en avant des zoos humains, à Paris, comme dans le reste de la France (pratique qui dura jusqu'en 1931 !). Ci-dessous à Amiens en 1906.

Carte postale de l'entrée du village Sénégalais à Amiens pour l'Exposition Internationale de 1906.

Carte postale de l'entrée du village Sénégalais à Amiens pour l'Exposition Internationale de 1906.

C'est dans ce contexte politique et culturel que vivait Manda Lamétrie, ce qui m'amène à voir maintenant l'environnement de notre fermière normande.

 

2. Sainte-Marguerite-sur-Mer, petit village rural et côtier.

Après cette exposition rapide du contexte, une question m'arrive à l'esprit : que savait-elle de tout cela cette Manda Lamétrie ? Avait-elle conscience de l'évolution politique du pays ? Sans doute. De plus, elle surveillait les résidences secondaires, ce qui explique sans doute pourquoi le peintre pouvait la connaître. Elle devait surveiller le Castel d'Ailly, appelé à l'époque le Castel Dania, charmant manoir. Ou plutôt une grande villa, entourée d'un grand parc. Un lieu sans doute très propice à l'inspiration d'un peintre naturaliste. 

Village rural, de 368 habitants en 1886, Sainte-Marguerite est aussi en bordure de mer. Comme souvent, encore en cette fin du XIXe siècle, il est probable que cette étendue bleue ne soit pas l'horizon quotidien de Manda. Mais, si jamais lui prenait l'envie d'une ballade en haut du Cap de l'Ailly, sans doute le spectacle qui s'offrait à ses yeux ne devait pas être différent de cette photographie de Georges Marchand.

La plage de Sainte-Marguerite-sur-Mer vu du cap de l'Ailly

(Photographie issue du Fonds Marchand à la BM de Dieppe)

Elle ne devait pas méconnaître en tout cas le beau phare sur la falaise, que l'on aperçoit (il me semble), dans le fond de cette photographie. Construit en 1775, il finira par se rapprocher du bord, pour tomber sur la grève en 1968. 

L'ancien Phare d'Ailly

La village, outre ses villas bourgeoises, possédait aussi son château. Sur la photo, nous voyons le très joli colombier, ainsi que l'aile droite du bâtiment. En premier plan, des femmes travaillent au champ. Leurs habits ressemblent tout de même assez fortement à celui que porte Manda sur la peinture.

Le château de Sainte-Marguerite-sur-Mer et son colombier

(Photographie issue du Fonds Marchand à la BM de Dieppe)

Comme tout village normand, il possède ses chaumières et ses chemins vicinaux. C'est évidemment cet aspect là de Sainte-Marguerite-sur-Mer qui faisait sans doute le quotidien de Manda Lamétrie. La chaumière photographiée ici se situe à Blanc-Mesnil, un lieu-dit, anciennement une paroisse indépendante, près du village de Sainte-Marguerite.

Chaumière à Blanc-Mesnil

(Photographie issue du Fonds Marchand à la BM de Dieppe)

Chemins vicinaux au centre de Sainte-Marguerite-sur-Mer

(Photographie issue du Fonds Marchand à la BM de Dieppe)

Comme tout village de France, il possède son clocher, que l'on aperçoit au fond de l'image précédente. Une église du XIIe siècle, agrandi au XVIe, entourée de son cimetière. Il est donc sûr que Manda a dû côtoyer cette église, qu'elle devait du moins la voir souvent. Peut-être y a t-elle même été baptisée ? 

Eglise de Sainte-Marguerite-sur-Mer et son cimetière

(Photographie issue du Fonds Marchand à la BM de Dieppe)

Avec l'arrivée du chemin de fer et l'essor du tourisme et des bains de mer, le village compte plusieurs hôtels et cafés, qui changèrent de nom et de propriétaires au fil du temps.

Venons-en cette fois-ci à Manda Lamétrie.

 

3. Berthe Amanda Lamétrie, dite Manda

La description sur le site L'histoire par l'image explique qu'elle était resté célibataire et n'a donc pas eu d'enfant. Berthe Amanda Lamétrie, dite Manda, naît le 29 janvier 1867 au domicile de ses parents vers 20h. Ses parents sont tisserands et se sont mariés à Sainte-Marguerite le 23 novembre 1858 à 10h30 du matin.

Le père, Jean Lucien Lamétrie.

Jean Lucien Lamétrie est né le 23 octobre 1829, dans la commune. Lors de son mariage, il est déjà tisserand... et fils de tisserand. Son père, Jean Pierre (1787-1871), exerce déjà ce métier, qu'il a certainement transmis à son fils. A sa mort Jean Pierre est dit propriétaire, ce qui démontre une certaine aisance matérielle. Sa mère, Marie Anne Noyon (v.1798-1869), est sans profession. A son décès, elle est dite ménagère. Ils habitent alors Sainte-Marguerite. Jean Lucien sera également pêcheur. Il décède en avril 1907 à Sainte-Marguerite, âgé de 77 ans. Il est dit cultivateur, une reconversion qui semble tardive, mais qui explique sans doute le métier de Manda.

La mère, Eugénie Elisa Grimbert.

Eugénie Elisa Grimbert est née le 11 décembre 1827 à Sotteville-sur-Mer. Son père, Henri Joseph (+1878), est un retraité des douanes impériales. Sa mère, Rosalie Marie Blosseville (1801-1887), est sans profession. Ils demeurent à Sainte-Marguerite. Eugénie décède à Sainte-Marguerite en avril 1895, âgée de 67 ans. Elle est dite ménagère. Un témoin qui a signé l'acte de décès est Arthur Guilliace, un cultivateur de 36 ans, peut-être un signe de la reconversion familiale, qui profite de la possession de terres pour se lancer dans cette activité. Ce n'est bien sûr qu'une hypothèse, peut-être totalement infondée. Dans ce village rural, il est aussi possible que la famille côtoie des cultivateurs, très présents. 

Les témoins du mariage sont parents avec les époux. Nous trouvons ainsi Prosper Bouteiller, un tisserand de 44 ans, cousin par alliance de Jean Lucien. Le second témoin est Joseph Lamétrie, tisserand de 36 ans, un autre cousin de l'époux. Les deux cousins habitent Sainte-Marguerite. Les deux derniers témoins sont des frères d'Eugénie. Le premier, Henri Paul, est un douanier de 34 ans. Le second, Victor, est un piqueur de grès de 26 ans. Les deux frères sont domiciliés à Sainte-Marguerite. Voici une famille de petits artisans et fonctionnaires qui ne signent pas tous à la fin de l'acte.

Premier constat : la mère de Manda n'est pas originaire de Sainte-Marguerite. Second constat : en 1858, les deux familles habitent le village, et pas seulement les parents respectifs, mais aussi des cousins et des frères. Troisième constat : le mariage a lieu en 1858, alors que Marguerite naît en 1867. Elle a sans doute plusieurs frères et soeurs. Je lui connais au moins deux frères : Paul Emmanuel, né vers 1864, cultivateur en 1907, et Lucien, né vers 1859, douanier à Dieppe, également en 1907.

Les premières recherches donnent déjà un arbre d'ascendance avec quelques dates. Manda a bien connu sa grand-mère maternelle, Rosalie Marie Blosseville (1801-1887), née et décédée à Sainte-Marguerite, à un âge par ailleurs très respectable de 86 ans. Ce n'est qu'une hypothèse, mais la famille apparaissant soudée lors des grands évènements de la vie familiale (naissance, mariage...), il est possible qu'elle en fut assez proche. 

Abre d'ascendance de Manda Lamétrie (Geneanet, 29.04.2017) (ciquez sur l'image pour agrandir)

Abre d'ascendance de Manda Lamétrie (Geneanet, 29.04.2017) (ciquez sur l'image pour agrandir)

Pour un article expérimental comme celui-ci, je n'irais pas plus loin dans les recherches, même si cette histoire m'intéresse. Manda Lamétrie, la fermière normande, apparaît en fait comme une petite propriétaire terrienne, issue d'une famille d'artisans et de petits fonctionnaires qui vivaient très bien et possédaient des biens, comme le suggère le qualificatif de « propriétaire ».

Conclusion

En conclusion, sans remettre en cause le choix du peintre, il est évident qu'il a choisi une personne qu'il devait connaître. Rappelons que Manda surveillait également les villas bourgeoises de son village. Ajoutons que si la vie de la fermière était loin d'être celle d'une riche propriétaire, il n'en demeure pas moins que l'étude de sa famille sur deux générations montre qu'elle vient d'un milieu social qui possède des biens. C'est une famille de paysans plus récente, contrairement à ce que j'imaginais au début de cette recherche. Son père exerçait le métier de pêcheur en plus de son activité de tisserand, possibilité que lui offrait le flou législatif entourant l'inscription maritime. Il pouvait posséder une barque de pêche et ainsi faire prévaloir son statut de pêcheur... et profiter des avantages afférents. Il semble se reconvertir tardivement à la profession de cultivateur. A-t-il acheté des terres grâce à son revenu de tisserand ? A-t-il hérité de son père, mort en 1871, et décidé de changer d'activité ? Des questions qui restent en suspens. 

J'espère que cette histoire vous aura intéressé... Avez-vous déjà eu l'idée de découvrir qui se trouve sur un tableau connu ? Même s'il ne s'agit pas de nos familles, cette petite histoire rejoint la grande, comme le fit avec méthode Corbin pour son Pinagot. Ici, je suis beaucoup plus superficiel, même si je crois que l'exercice n'est pas sans intérêt. Il permet de voir la différence entre la représentation d'une image d'Epinal, sorte d'idéal-type naturaliste de la fermière normande, et la personne qui se cache effectivement derrière la représentation.   

Pour ceux que cela plairait de suivre cette généalogie, je l'ai mise en ligne sur mon Geneanet (voir ici).

Rédigé par Simon Levacher

Publié dans #histoire régionale, #méthodologie

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C
Vraiment très intéressant, un article qui donne de belles idées. Merci!
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S
Merci à vous !