Les vieillards et la vieillesse à l'époque moderne (XVIIe-XVIIIe siècles)
Publié le 21 Janvier 2017
Les rapports à la mort sont mieux connus que la période qui précède : la vieillesse. Que signifie être vieux à l'époque moderne (XVIIe-XVIIIe siècles) ? A partir de quand est-on vieux ? Au XIXe siècle, les hospices se généralisent, avec un règlement intérieur souvent très strict, qui pouvait parfois s'apparenter à un abandon. Mais rien à voir avec l'Ancien Régime. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans la catégorie des pauvres, le travail était une réalité jusqu'à la fin. Ne plus pouvoir travailler est souvent une condamnation à mort, à la fois physique et sociale, même s'il n'est pas rare de retrouver des parents vivants chez leurs enfants à partir du XVIIIe siècle. Dès lors, si le thème de la mort est souvent abordé, concernant les pratiques mortuaires par exemple, celui de la vieillesse l'est beaucoup moins. L'objectif de cet article est plus général que généalogique, mais permettra, je l'espère, de mieux comprendre comment nos ancêtres ont pu vivre leur fin de vie.
A l'époque moderne, la vieillesse peut apparaître comme une véritable souffrance pour les individus. Outre l'apparition des faiblesses physiques et intellectuelles, s'ajoute une médecine catastrophique qui tue plus qu'elle ne soigne. L'incapacité à travailler amène le vieillard à être dépendant de ses enfants ou de sa famille plus élargie. La discrétion des archives à son sujet est révélatrice d'un malaise collectif. Si le vieillard n'a pas de réseau familial capable de l'aider et de le nourrir, le vieux court le risque d'être rejeté car il n'est plus utile. Après avoir travailler pour sa famille, cette inutilité est vécue comme une véritable déchéance sociale. Aujourd'hui, les cas d'abandon de personnes âgées sont beaucoup moins courants qu'il y a deux ou trois siècles. Cependant, comme l'affirme l'historien Jean-Pierre BOIS :
Les hommes des temps modernes ne sont ni spécialement durs, ni spécialement insensibles, mais vivent d'abord en fonction de nécessités impératives ; la première est le volume de la nourriture disponible. C'est pourquoi il faut attendre, en fait, la seconde moitié du XVIIIe siècle pour que le comportement de la société à l'égard du vieillard, et donc la place du vieillard dans la société, commencent à se modifier.
1. L'âge de la vieillesse ?
Quel généalogiste amateur n'a pas du abandonner les recherches concernant une branche à cause d'une inexactitude sur l'âge de décès ? C'est un fait social de l'époque moderne. Beaucoup de gens de l'époque sont issus d'une population pauvre et illettrée. Un journalier ne va pas forcément connaître son âge car il n'a aucun souvenir de son année de naissance. « Plus l’homme est vieux, moins il connaît son âge », résume J-P. BOIS. Dès lors, sur les actes paroissiaux les approximations - "environ cinquante ans" ; "environ soixante ans" - ne sont pas rares. Pour un exemple extrême, j'ai trouvé l'acte d'inhumation suivant :
Ce jourd'huy 20ème febvrier 1700 a esté inhumé dans le cimetière de cette paroisse le corps d'Anne Picard. Laquelle a rendu son âme à Dieu le jour précédent âgée d'environ 80 ans [...]
D'après mon expérience de généalogiste, c'est un cas assez exceptionnel de longévité dans un village normand principalement habité par des journaliers ou des petits artisans. Bien sûr, avec ce seul acte, en dehors de tout contexte familial, il sera très difficile de retrouver l'acte de naissance, car Picard est un nom courant, tout comme le prénom. Mais l'âge n'est pas un critère aussi parlant qu'aujourd'hui. Un paysan de 30 ans en paraissait facilement 60 tant il souffrait de la faim et de la dureté de son travail. La limite fixée par les contemporains de l'époque moderne reste 60 ans.
A regarder dans ma généalogie, mes ancêtres n'atteignent parfois jamais 50 ans. C'est le cas du couple formé par mes sosas 582 et 583. L'époux, Pierre Adrien JUSTIN est né le 23 avril 1721 à Saint-Riquier-Ès-Plains (76) et décédé à l'âge de 47 ans à Ingouville le 6 avril 1769. En 1745, il épouse Marie Catherine BRUMENT, née à Ingouville le 13 octobre 1723 et décédée à l'âge de 41 ans au même endroit le 10 juin 1765. Pour vous montrer la difficulté d'atteindre même 50 ans, il suffit de regarder l'ascendance de Marie Catherine BRUMENT. J'ai la chance, pour cette branche, d'avoir la plupart des dates.
Dans cet arbre, qui est également un exemple de mariage entre cousins et cousines, l'âge au décès dépasse majoritairement 60 ans, rarement 70. Or, il s'agit là d'une estimation basée sur les personnes qui passe l'enfance. Car l'espérance de vie stricte, comprenant la mortalité infantile est extrêmement basse. Il est alors possible de parler, avec Pierre-Yves BEAUREPAIRE, de la « vie fragile ».
2. La « vie fragile »
Passé un certain âge, les probabilités de vivre vieux grandissent. Au XVIIIe siècle, un enfant à une probabilité de décès bien plus élevé qu'un adulte. Un nouveau-né sur quatre meurt avant l'âge d'un an. Un autre quart avant 10 ans. Bref, la moitié des enfants meurt avant l'âge de 10 ans. En comptabilisant ces décès, l'espérance de vie à la naissance paraît très faible : 28,5 ans en 1789. Mais, en moyenne, un enfant qui passe l'âge de 10 ans, peut espérer vivre entre 40 et 45 ans. Ces chiffres sont globalement ceux de nos généalogies. Malgré tout, c'est un trompe l'oeil, car il y a tout de même une certaine diversité.
Pour reprendre l'ascendance BRUMENT (cf. plus haut), il y a le cas de Marie DUPRE. Je suis sûr de son décès, le 27 juillet 1761 à Ingouville, mais pas de sa naissance, estimée à 1669. Elle est d'autant plus probable qu'elle épouse Robert BRUMENT le 8 février 1695. Elle aurait 26 ans à son mariage. Or, au XVIIe, les hommes et les femmes se mariaient plus tardivement. Il s'agissait d'un moyen de contraception efficace, car il réduisait la période au cours de laquelle la femme peut engendrer. Le cas de Marie DUPRE est exceptionnelle à ce titre. C'est une de mes rares ancêtres, dont je peux prouver, à 5 ans près, qu'elle est décédée à l'âge très avancé pour l'époque de 92 ans. La précision de la date m'incite à la juger crédible, même si le curé, par prudence sans doute face à l'âge déclaré, note : « de viron 92 ans ».
Dès lors, à la suite de cette réflexion apparait un paradoxe. Il n'est pas rare, ni exceptionnel, en fait, de découvrir un de nos ancêtre de l'ancien régime atteindre des âges respectables. La diversité des âges au décès se rencontre aussi au XXe siècle. Mes deux grand-pères sont morts à 48 et 58 ans. Ma grand-mère paternelle est décédée en 2012 à 70 ans. Aujourd'hui, il s'agit d'une personne non pas jeune, mais qui n'est pas encore « vieille ». Mes deux arrières grand-mères paternelles sont mortes à 90 ans. Passée 75 ou 80 ans, les signes associés à la vieillesses sont plus visibles. Un vieux à donc davantage 80 ans aujourd'hui que 60 ou 70. Derrière la vieillesse, il y a aussi une perception sociale importante. Mes grand-pères, au XVIIIe siècle, seraient mort à un âge moyen, respectable pour ce siècle. Au XXe siècle, ils sont morts jeunes.
Une autre remarque doit être faite. L'abandon et la mortalité des enfants restent plus importants à l'époque moderne que celui des vieux et des vieilles. Ce constat s'accompagne d'un autre. La mortalité infantile étant très élevée, atteindre l'âge de 60 ans est rare. Prenons un exemple caricatural. Si un couple du XVIIIe siècle a 12 enfants, 3 mourront avant 1 an, 3 autres avant 10 ans. Il en restera 6. En observant ma généalogie, je pourrais dire approximativement que 2 n'atteindront pas 50 ans, 2 autres mourront entre 50 et 70 et seulement 2 à plus de 70 ans. Sur 12 enfants, en moyenne, seulement 2 ont une chance d'atteindre plus de 70 ans. Comme nos ancêtres sont ceux qui ont eu la chance de passer l'enfance, il est normal de trouver des vieux dans nos généalogies. Mais ce qui peut sembler banal dans certaines régions, est en fait exceptionnel à l'échelle de la société d'ancien régime, et c'est cela qu'il faut avoir à l'esprit.
En conclusion, la part des vieillards est honorable si l'on omet dans le comptage la mortalité infantile et adolescente. Dans sa thèse sur le Beauvaisis, Pierre GOUBERT trouve ainsi les chiffres de 28 à 40% de personnes mourant après 60 ans pour le XVIIe siècle et entre 50 et 60% pour les années 1771-1790. Enfin, l'image du vieillard va évoluer. A la fin du XVIIIe siècle, la proportion de vieux augmente en même temps que les progrès de la médecine et de l'hygiène. La perception du vieillard reste le point le plus difficile à entrevoir. Marie DUPRE (ca. 1669-1761) a t-elle eu la joie de connaitre son arrière petite-fille, née vers 1753 ? A t-elle finit sa vie misérablement comme le laisse supposer les historiens ?